15 janvier 2015

Elisabeth Picard, la dame aux chats


   Dans les années quarante, on la voyait traverser Anderny suivie par tous les chats du village. C’était Elisabeth Picard. Elle n’était pas bien riche, elle habitait un petit logement, au premier étage d’une maison, à quelques pas du monument aux morts. Mais les chats l’aimaient et la suivaient instinctivement. C’est qu’elle avait un secret la dame Picard, elle les nourrissait et les accueillait chez elle sans façon. Il semblait même que ces petits félins la comprenaient. Quand, de sa fenêtre, elle apercevait sa fille qui venait lui rendre visite (et qui ne les aimait pas) elle leur criait en patois « cachez-vous la vosse » (cachez-vous la voilà). Aussitôt, tous les chats disparaissaient en quelques secondes, se cachant sous le lit ou sous la table. Evidemment, sa fille n’était pas dupe, d’autant que ses hôtes à quatre pattes laissaient un peu partout leurs crottes, sans égards pour l’appartement de leur bienfaitrice. Elle était généreuse et se souciait bien plus du bien être des chats d’Anderny que de son propre confort. N’hésitant pas à consacrer une grande partie de ses modestes revenus à l’achat de nourriture pour ses petits amis.

   Elisabeth Picard avait connu trois guerres. Celle de 1870, d’abord, qui l’avait profondément marquée. Née à Vionville, en Moselle, le 3 juillet 1865, elle n’avait que cinq ans quand son petit village s’était retrouvé, brutalement, au milieu de la plus grande bataille de ce conflit. En effet, c’est là, sur ce plateau occupé par les communes de Vionville, Rezonville et Mars-la-Tour que, le 16 août 1870, plus de 200 000 combattants français et allemands s’étaient violemment affrontés. Refugiée avec sa mère, dans la cave de leur maison, elle se souvenait avec une profonde émotion de l’horrible spectacle qui l’avait bouleversée lorsqu’elle s’était hasardée à l’extérieur, à l’issue des combats. La rue était jonchée de centaines de morts et de blessés. Une image en particulier restait gravée dans sa mémoire. Celle d’un jeune soldat français, agonissant, qui appelait désespérément : « maman, maman ». La guerre de 1914-1918 lui avait fait connaitre, comme de nombreux lorrains, quatre tristes et dures années sous l’occupation allemande. Enfin, la seconde mondiale l’avait précipitée, avec beaucoup d’habitants d’Anderny, sur les routes encombrées de réfugiés, mitraillés par les avions allemands. Fort heureusement, le destin l’avait épargnée. Hélas, pas sa vaisselle, brisée par le souffle d’un obus américain,
tombé à quelques mètres de chez elle, à Anderny, à l’automne 1944. En souvenir de ces périodes de guerre, chaque fois qu’elle achevait de boire une tasse de café – ou terminé un bon repas – elle concluait avec un clin d’œil malicieux : « encore un que les boches n’auront pas ».

  Femme de caractère, foncièrement indépendante, elle avait eu une vie sentimentale un peu compliquée. Partagée entre deux hommes, elle en avait eu trois enfants, dont une fille, Jeanne, qu’elle avait rejoint à Anderny dans les années vingt. A presque soixante-dix ans, elle n’avait pas hésité à se rendre au Maroc pour rendre visite à son fils, Emile, qui s’était installé et marié à Oujda.

    Elisabeth Picard s’est éteinte à Anderny, au cours d’un des plus froids hivers lorrains, le dimanche 31 janvier 1954. Elle avait quatre-vingt-huit ans.

J.-J. J.